Des pixels au celluloïd

« Digimon, petit monstre, tu es le champion ! »
À la simple évocation de ces vers, une génération tout entière se laisse envahir par une profonde nostalgie. Le 2 septembre 2000 sur TF1, alors en pleine pokémania, aucun enfant n’est véritablement préparé à vivre des aventures aussi palpitantes en compagnie de Tai, Matt, Agumon ou Patamon. Dans les cours de récré c’est l’effervescence, une bataille s’engage entre les pros et les antis Digimon, ces derniers argumentent une pâle copie de la toute puissante licence de Nintendo. Mais finalement d’où proviennent-ils ? Pourquoi un tel succès auprès des personnes de tout âge ? Éléments de réponses.

Un dossier écrit par Dareen pour Digiduo, septembre 2020

À l’origine, un œuf.

1996. Personne ne s’en doute encore, mais un petit objet développé par Akihiro Yokoi de la société Wiz et marketé par Aki Maita de Bandai à destination des jeunes japonaises va avoir un succès colossal aussi bien au pays du soleil levant que dans le monde entier : le Tamagotchi. On parle alors de 36,5 millions d’unités dans le monde fin 1997, près d’un tiers du chiffre d’affaire du groupe. Pour surfer sur la vague et engranger encore plus de sous, Bandai sort le 26 juin 1997 son équivalent masculin à destination d’un public plus jeune, un V-Pet (1) nommé Digital Monster. Le principe est relativement le même que son ascendant, on s’occupe d’une petite bestiole dans un quotidien bien chargé où le nourrir, l’entrainer, le soigner, ou le faire évoluer est de rigueur. Le véritable plus est de pouvoir le faire combattre face à d’autres utilisateurs (2). Le succès n’est pas immédiat, mais aidé par de nouvelles versions (5 entre juin 1997 et juillet 1998) et une communication efficace, les enfants se l’arrachent pour atteindre aujourd’hui plusieurs millions de ventes.

Le premier V-Pet japonais.
Celui-ci reste trouvable en occasion, et est ressorti plusieurs fois dans des collections anniversaires.

En France et en Europe, la distribution du V-Pet se fait dès le début de l’année 1998 sous le sobre nominatif « Digimon », vendu 99 à 129 francs. À travers notamment un spot TV et des publicités dans les magazines spécialisés, le marketing sur notre sol est retravaillé afin d’offrir un univers graphique reconnaissable, pour se démarquer des copies de la concurrence. On se situe un an et demi avant la première apparition de Pokémon sur l’hexagone.

Le Digimon français, ainsi qu’une publicité issue du magazine Manga Player d’avril 1998.

Ensuite, les dinosaures.

Tandis que les grandes lignes de la licence cross-média Digimon ne sont alors qu’en phase de balbutiassions, un chapitre spécial sort en 1997 dans le numéro de l’été de l’Akamaru Jump (3). Nommé C’mon Digimon, ce court récit écrit par Hiroshi Izawa et dessiné par Tenya Yabuno (4) met en scène des écoliers utilisant un appareil holographique pour faire combattre leurs Digimon. Pour la première fois le diminutif Digimon est utilisé pour nommer les monstres. Sans consensus sur le design des monstres, Tenya Yabuno interprète à sa sauce les amas de pixels du V-Pet et les croquis de Kenji Watanabe pour illustrer ses personnages.

Le tout premier design des monstres imaginé par Tenya Yabuno.

En réalité, c’est à grâce au Digital Monster Series kikaku kaihatsu (trad : L’équipe de développement et de planification des produits Digital Monster) que l’on doit les monstres tels qu’on les connait aujourd’hui. Kenji Watanabe, un de ses membres et concepteur en chef de Wiz, impose ses propres créations comme modèles de base pour la franchise. Le concept originel était de faire se battre des dinosaures au look inspiré des comics américains (à la mode à l’époque) pour leur donner un aspect puissant et cool. C’est pour ces raisons que le design des premiers Digimon comme Greymon ou Tyrannomon est aussi agressif. Un autre nom est à retenir : Kensuke Ôta. Directeur du projet, il est particulièrement populaire auprès du grand public sous le pseudonyme de Volcano Ôta, apparaissant cosplayé dans les pages du Digimon Corner du Weekly Shônen Jump et V-Jump de cette époque. Ses animations endiablées notamment lors des tournois organisés autour du V-Pet, le D-1 Grand Prix, en font une personnalité phare de Digimon, en plus de ses nombreux apports sur la franchise.

De gauche à droite : Volcano Ôta, « WoodWoody » Takabayashi (développeur du V-Pet Ver. 15th), et Kenji Watanabe en 2014.

Digimon Shinka !

Une année s’est écoulée, nous sommes en été de l’année 1998. Digital Monster s’est doucement installé dans le quotidien des écoliers et collégiens. L’équipe en charge du développement a déjà préparé ses billes pour passer à l’étape supérieure : imposer durablement leurs monstres dans l’entertainment. Différents médias sont concernés. Tout d’abord le V-Pet aura le droit à des nouvelles versions technologiquement améliorées pour relancer l’intérêt des fans (le Pendulum 1.0 sortira en novembre de cette même année). Ensuite un manga sera sérialisé dans un magazine, des jeux-vidéos offrant une expérience différente, et surtout un dessin animé pour envahir les ondes chaque semaine. Par ailleurs, ce projet de dessin animé date du début de l’année 1998, il fut même envisagé que le célèbre Akira Toriyama participe au projet !
Le choix opéré est celui de présenter un seul et même personnage pour lancer le manga et l’anime : Taichi Yagami, un jeune garçon au design conçu par Katsuyoshi Nakatsuru (chara-designer des 4 premières saisons, très connu par les fans de Dragon Ball Z), et inspiré du protagoniste de C’mon Digimon. En revanche il ne s’agit pas du même enfant dans les deux œuvres, ne partageant pas non plus la même personnalité sinon la témérité. C’est à partir de ce moment que Akiyoshi Hongo fait son apparition en tant que concepteur original dans les crédits, un nom inventé de toute pièce pour des soucis de copyright, véritable avatar pour les nombreuses personnalités travaillant sur ce projet.

De gauche à droite : Kentarô de C’mon Digimon, Taichi de V-Tamer 01 et Taichi de Digimon Adventure.

La réussite de la franchise tient très certainement des choix intelligents effectués durant cette période pour définir les grandes lignes de cet univers, dont chaque création se doit de respecter l’essence pour rendre la franchise cohérente. Tout d’abord, les Digimon parlent notre langue et vivent dans un monde virtuel, d’où son nom : le Digital World, dont la passerelle vers la Terre se fait par le biais des réseaux informatiques. Ensuite le lien entre le erabareshi kodomo (digisauveur) et son partenaire Digimon est matérialisé via un petit appareil nommé Digivice, dont sa fonction principale est de le faire évoluer (digivolver). Et contrairement à Pokémon, le Digimon ayant changé de forme peut revenir à son état initial.

Premiers pas dans le Digimonde.

Digimon Adventure V-Tamer 01 fait son apparition dans les pages du V-Jump le 21 novembre 1998. On y découvre Taichi se retrouvant catapulté dans le Digital World pour vaincre un Digimon terrifiant. Aventure, action, rivaux, bestiaire complet, le cocktail fait mouche auprès du public, et le manga devient rapidement un incontournable. Les parallèles avec la licence sont nombreux : par exemple Taichi participe au tournoi D-1 Grand Prix avec son V-Pet, les personnages de l’anime font brièvement une apparition dans des chapitres spéciaux, et Etemonkey, basé sur Digimonkey (le rival de Volcano Ôta dans les pages du Digimon Corner), y fait même une apparition. Le manga se termine en 2003, et reste encore inédit en français.

Couverture VO de V-Tamer 01, et Etemonkey (visiblement inspiré de Elvis Presley).

Le jeu Digimon World fait à son tour son entrée le 28 janvier 1999 sur la console la plus populaire du moment, la Playstation. Les joueurs doivent parcourir le Digital World avec le partenaire de son choix. Décrié par les critiques comme peu accessibles pour les néophytes de la licence, ce fut tout de même un succès (250k vendus en une année au Japon). Le jeu a été distribué en 2001 en Europe, avec malheureusement un bug empêchant de terminer le jeu à 100%. Digimon World a par ailleurs plusieurs suites inédites chez nous.

À gauche la couverture japonaise de Digimon World, à droite la version française.

Le jour où tout a basculé.

Pour une faction de fans, le 6 mars 1999 marque la fin de l’âge d’or des monstres digitaux. Pour d’autres, c’est le commencement.
Dans le cadre du Toei Animation Fair, un court métrage est diffusé aux côtés de Dr Slump et Yu-Gi-Oh : Digimon Adventure. Première réalisation pour Mamoru Hosoda, encore inconnu à l’époque, ces 20 minutes bouleversent l’image rude et mercantile de la licence, lui offrant sa première œuvre majeure et singulière. Dans un cadre urbain très réaliste (l’action se situe dans le quartier d’Hikarigaoka), les très jeunes Taichi et Hikari découvrent un œuf sorti de leur ordinateur, qui éclot en Digimon. Loin d’être la peluche pour bambins attendue, la bestiole ne cesse de grandir jusqu’à faire plusieurs mètres de haut, et fini par combattre un autre Digimon en pleine ville. Accompagné par le Boléro de Ravel, ce combat violent entre ces deux monstres géants à des allures de Kaijû et devient mythique.
Le projet fut pensé originellement comme un standalone, mais la production d’une série TV changea les plans, le faisant évoluer en préquel. Parfois il ne faut pas grand-chose pour qu’un projet change de tout au tout : si Hosoda avait vraiment eu carte blanche, le film serait une comédie se déroulant durant les JO de 1964 à Tokyo !

Quelques dessins préparatoires pour le film.

Aventure 1.0.

« Je vais devenir un papillon heureux, et chevaucher le vent étincelant ».
Fuji TV, dimanche 7 mars 1999, 9 h. Les petits japonais découvrent ces premiers vers issus de Butter-Fly, le générique aujourd’hui culte de la série TV Digimon Adventure. Quelques mauvais esprits pensent y retrouver de vulgaires combats de monstres, mais personne ne s’attend à suivre le parcours initiatique de huit enfants dans un monde aussi onirique que dangereux. Un lieu où chaque personnage, aidé par l’amitié inconditionnel de leur partenaire Digimon, y affine ses qualités et se remet en question pour vaincre ses démons.
Inspiré par le roman Deux ans de vacances de Jules Verne, ce melting pot d’action, d’aventure, d’humour et de noblesse d’âme en 54 épisodes impressionne les jeunes spectateurs de l’époque. D’autant plus que des problématiques de sociétés sont au cÅ“ur même des intrigues (drames familiaux notamment), permettant une identification plus aisée avec les protagonistes. Passage obligé de l’innocence vers l’âge adulte, la mort au départ abstraite une fois les Digimon ennemis vaincus, apparait dans toute son horreur lors du sacrifice de personnages auquel on était attachés, tel le sacrifice d’Angemon ou de Wizardmon (deux Digimon parmi les plus populaires de la licence encore aujourd’hui).
Avec des audiences largement au rendez-vous (11% en moyenne du côté des dessins animés, et près de 80% des épisodes présents dans le top 10 des meilleures diffusions de la semaine), l’engouement est tel qu’une suite est rapidement mise sur le chantier, ainsi qu’un nouveau film. Digimon doit beaucoup à son réalisateur Hiroyuki Kakudô, ainsi que la productrice Hiromi Seki (superviseuse du scénario, une des têtes pensantes de différentes saisons de l’anime), pour ce coup de génie, car Digimon Adventure forge en cet instant l’image de la franchise auprès du grand public, devenant alors la norme et le modèle pour ses générations futures.

Hiromi Seki en 2019, et Hiroyuki Kakudô en 2017, les cerveaux derrière Digimon Adventure.

L’âge d’or.

Tout s’enchaîne sur la même case horaire (5). À peine cette saison terminée que vint sa suite, Zero Two en avril 2000, où les personnages maintenant lycéen deviennent des mentors pour une nouvelle génération. L’année suivante, Digimon Tamers change de canon et même de registre en dévoilant des intrigues plus sombres et critiques vis-à-vis de la technologie. Il faut dire qu’avec Chiaki J. Konaka à l’écriture, plus connu pour la série métaphysique Serial Experiments Lain, Digimon y gagne ses lettres de noblesse. Beaucoup moins populaire alors pourtant destinés aux fans de la première heure, Digimon Frontier propose six héros capables de devenir eux-mêmes des Digimon à la manière de Sentai, dans une aventure faisant belle part à la mythologie du Digital World. Si les audiences restent relativement bonnes, surtout en comparaison à aujourd’hui, elles sont bien loin de celles d’Adventure. Digimon Frontier se termine le 30 mars 2003, clôturant quatre années de bons et loyaux services à la TV, ainsi qu’une faste production de jouets, de goodies, de jeux-vidéo, ou même de films (sept au total). Sur ce dernier point, on retient principalement le second film Bokura no War Game, avec une fois de plus Mamoru Hosoda aux commandes. Son intrigue portée sur l’informatique, et son esthétique inspirée du superflat, sont même repris quelques années plus tard pour Summer Wars, parfois même copiant plan par plan ses certaines séquences. C’est ironique en constatant aujourd’hui toutes les éloges reçues internationalement par ce dernier, quand Digimon se faisait critiquer de toute part (6).

Le superflat de Bokura no War Game et de Summer Wars.
Nous avions écrit un dossier expliquant les points communs entre les deux œuvres.

En France, Digimon ne connait pas la même gloire. Considérée comme une copie de Pokémon, sa diffusion s’apparente plus à un effet de mode. La diffusion de Adventure à partir de septembre 2000 sur TF1 est un succès relatif (malgré un charcutage calamiteux de Saban, un doublage en roue libre, et des épisodes cruciaux censurés), mais les audiences de Zero Two chutent et TF1 ne prend même pas la peine de diffuser les derniers épisodes. En perte de vitesse, seule la chaîne du câble Fox Kids diffuse Digimon Tamers.

Perte de vitesse.

Chez les japonais aussi la ferveur des premiers soirs est passée, car les producteurs étant incapables de renouveler suffisamment leurs audiences, les chiffres sont constamment en baisse. Quelques relances sont tentées telle une nouvelle série sur les ondes en 2006 : Digimon Savers (48 épisodes, inédite en France), avec des protagonistes pour la première fois lycéens, mais l’audimat ne suit pas. La sixième saison arrive en 2010 (sur TV Asahi cette fois) : Digimon Xros Wars, en 3 parties pour un total de 79 épisodes, principalement portée sur les combats. Renommée internationalement Digimon Fusion, sa première partie est diffusée en France en 2015 sur Canal J. Contrairement aux précédentes productions, Xros Wars est destiné à la niche de fans purs et durs qui continuent de faire vivre la licence, notamment en achetant les différents jeux vidéo ou les V-Pets sortant de manière intensive.

Frontier, Savers et Xros Wars : Toki wo Kakeru Shônen Hunter-tachi, les 3 saisons inédites en France.

Finalité.

Le succès des séries Digimon ne doit rien au hasard. Soutenu par le monstre Bandai, la petite équipe a eu suffisamment de champ libre pour exprimer leur créativité, en proposant différents univers ayant chacun leurs spécificités. Ainsi, la licence su se réinventer d’années en années, sans jamais s’enfermer dans un même pattern à la manière de son grand (et pas si) rival Pokémon. Et en évitant d’infantiliser ses protagonistes, Digimon s’émancipe des traditionnelles séries commerciales en proposant un contenu riche où chaque spectateur peut s’y retrouver. Sans doute la raison principale expliquant le succès de Digimon Adventure tri, série anniversaire sortie pour les 15 ans de la franchise en animation, mais tout ceci est une autre histoire.

(1) Contraction de l’anglais virtual pet, animal virtuel.
(2) Le projet se serait appelé originellement tatakau tamagochi, combats de tamagotchi. Le nom Capsule Zaurus circule également, un concept ancêtre de Digimon.
(3) C’est dans ce même numéro que Masashi Kishimoto présente le pilote d’un certain Naruto.
(4) Nous connaissons ce mangaka via Inazuma Eleven et Pokémon Horizon, tous deux édités par Kurokawa.
(5) Les 5 premières saisons ont été diffusée sur la tranche horaire sobrement nommée « Fuji TV, dimanche matin, 9 h », aujourd’hui la même que Dragon Ball Super et GeGeGe no Kitarô.
(6) Digimon The Movie distribué en occident est un remontage par Saban des 3 premiers films. Il attira tout de même plus de 88 spectateurs dans nos salles.

Ressources.
De très nombreuses ressources ont été utilisées pour la création de cet article, dont la plupart ont été recoupées. En plus des sites officiels des séries d’animation et films, voici une sélection.
Interview de Kenji Watanabe, Tenya Yabuno, et Kazumasa Hanyu
Article sur le Digital Monsters Digimon King ni naru nda mon! (Shūeisha)
Vidéo de l’INA concernant une vieille publicité Digimon française
Interview autour du Digital Monster ver.20th
Interview de Mamoru Hosoda
Interview de Junichi Yamamoto
Article sur les propos de Hiroyuki Kakudô concernant le Sorato et la fin de Adventure
Reflexions autour de Mamoru Hosoda
Digimon TV Ratings
Interview de Satoru Nishizono
Interview des développeurs du Digimon Pendulum
Ressources autour de Digimon Tamers par son réalisateur Chiaki J. Konata
Infos sur le Capsule Zaurus
Article de Les Echos concernant le Tamagotchi
Interview de Hiromi Seki, Hiroyuki Kakudô et Yukio Kaizawa
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